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L’intégration de la common law en droit civil québécois : entre ouverture et préservation des principes civilistes

28 février 2025

Le droit privé québécois est ancré dans la tradition civiliste depuis l’Acte de Québec de 1774 et se distingue du reste du Canada où prévaut la common law. Cependant, l’évolution du droit civil québécois a été marquée par des emprunts et des influences de la common law, créant un système juridique hybride unique. Cette mixité est d’ailleurs observée dans le domaine du droit des assurances, où les tribunaux québécois intègrent parfois des principes de common law pour enrichir l’interprétation et l’application du droit civil.

Cependant, l’intégration de la common law en droit civil québécois suscite des critiques qui s’articulent autour de plusieurs thèmes tels que la nécessité de préserver son harmonie et sa cohérence. C’est cependant la notion de complétude qui reste l’argument le plus fréquemment avancé en jurisprudence : le droit civil est considéré comme un système complet et autonome, qui ne nécessite pas de recourir à des principes extérieurs pour assurer son efficacité1.

Les éléments pris en compte pour l’application des principes de common law en droit civil québécois

Les tribunaux québécois ont élaboré certains critères à considérer lorsqu’ils sont appelés à trancher des litiges dans lesquels la possibilité d’appliquer une règle de common law est soulevée :

  1. Compatibilité avec le droit civil : Toute règle empruntée à la common law doit trouver sa légitimité dans le système civiliste québécois. Il ne faut puiser que ce qui s’harmonise avec l’économie générale de notre système2.
  2. Non-substitution aux sources locales : Les emprunts ne doivent pas se faire au détriment des sources locales de droit, ni remplacer l’analyse fondée sur la compréhension et la rationalisation de la loi écrite3.
  3. Similitude des règles: Les règles de common law qui sont similaires à celles du droit civil québécois peuvent avoir une valeur de raison et d’illustration dans leur application de principes similaires ou identiques, bien qu’elles ne soient pas contraignantes4.

Illustration de l’intégration des principes de common law lors de l’interprétation des contrats d’assurance

La décision Boréal assurances inc. c. René-dépôt inc.5 illustre comment les principes de common law peuvent être intégrés en droit civil québécois, en particulier dans l’interprétation des contrats d’assurance-responsabilité.

Cette affaire portait sur l’application en droit civil québécois de l’arrêt rendu par la Cour suprême dans Nichols. Cet arrêt établit qu’en common law, l’obligation de défendre est déclenchée dès la présence d’allégations d’actes ou d’omissions couverts par le contrat d’assurance, même en l’absence de preuve.

La Cour d’appel a estimé qu’« il n’y a pas, entre la portée des termes de cette clause et ceux des articles 2604 et 2605 C.C., de différence qui justifierait d’écarter l’application au Québec de principes analogues à ceux exposés dans l’arrêt Nichols ». Elle a souligné que l’article 2604 C.c.B.C ne contenait pas de conditions plus restrictives que celles prévues dans cet arrêt de common law. Ainsi, l’intégration des principes de common law permettait une meilleure mise en œuvre de l’intention du législateur en matière d’assurance-responsabilité.

En bref, la Cour d’appel a estimé que les règles de droit civil en cause étaient similaires aux principes énoncés en common law, légitimant leur adoption pour clarifier l’intention du législateur québécois.

Illustration du refus d’application de principes de common law lors de l’interprétation des contrats d’assurance

L’intégration de règles de common law n’est cependant pas approriée en toutes circonstances, tel qu’illustré pas l’arrêt Éthier c. Sécurité nationale6.

Dans cette affaire, la Cour d’appel devait déterminer si le principe de common law en matière de causes concurrentes d’un dommage devait être suivi en droit civil québécois. Ce principe stipule que lorsqu’un sinistre résulte de causes concurrentes, mais que l’une d’elle est expressément visée par une clause d’exclusion, cette dernière doit prévaloir.

La Cour a jugé ce principe incompatible avec les modifications apportées au Code civil du Québec, qui visent à renforcer la protection de l’assuré.

Conclusion

La mixité de notre système de droit contribue à son caractère unique, permettant parfois de recourir à des règles de common law lorsqu’elles s’harmonisent avec l’économie générale du droit civil. Si le droit des assurances et le droit du travail figurent parmi les domaines où les discussions autour de l’incursion de la common law sont les plus communes, ces questions sont également soulevées dans d’autres sphères.

Notamment, dans E.G. c. Ville de Montréal7, la Cour supérieure s’est inspirée d’un test élaboré en common law afin d’évaluer si un témoin pouvait être dispensé de se soumettre à un interrogatoire préalable. Ce test repose sur trois questions :

  1. L’interrogatoire pose-t-il un risque sérieux au bien-être du témoin ?
  2. Le préjudice que subira le témoin surpasse-t-il les effets préjudiciables de la partie privée de l’interrogatoire ?
  3. Des accommodements afin d’atténuer le préjudice que subira le témoin peuvent-ils être mis en place ?

Il s’agit d’un cas où l’absence de remède clair en droit civil québécois a été utilisé pour recourir à une règle de common law, dans la mesure où celle-ci est compatible avec notre système.

Par ailleurs, la Cour d’appel a récemment autorisé l’appel d’une décision dont les circonstances sont similaires à l’affaire E.G., mais dans laquelle le test de common law susmentionné n’a pas été suivi8. La Cour d’appel aura donc l’occasion de se pencher sur l’intégration – ou non – de ce test en procédure civile québécoise.

Auteurs : Me Valérie Robert Pisciuneri et Me Alexandre Baril-Lemire

 


1 Daniel JUTRAS, Cartographie de la mixité : la common law et la complétude du droit civil au Québec, La Revue du Barreau Canadien, vol. 88, no 2, 2010.
2 Farber c. Cie Trust Royal, [1997] 1 RCS 846, par. 31; Caisse populaire des deux Rives c. Société mutuelle d’assurance contre l’incendie de la Vallée du Richelieu, 1990 CanLII 91 (CSC), p. 1004.; Droit de la famille — 201878, 2020 QCCA 1587, par. 41 et 58.
3 Jean-Louis BAUDOUIN, «L’interprétation du Code civil québécois par la Cour suprême du Canada », (1975), 53 R. du B. can. 715, à la p. 726.; Farber c. Cie Trust Royal, préc. note X, par. 32.
4 Farber c. Cie Trust Royal, préc. note X, par. 32.
5 Boréal assurances inc. c. Réno-dépôt inc., 1995 CanLII 5072 (QC CA)
6 Éthier c. Sécurité Nationale, 2001 CanLII 15908 (QC CA).
7 E.G. c. Ville de Montréal, 2023 QCCS 3812. Cette décision a été citée subséquemment dans la décision S.N. c. Miller, 2024 QCCS 424 où le test a également été appliqué.
8 Ville de Montréal c. Jean-Pierre (Succession de Jean-Pierre), 2024 QCCA 1444.

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